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Acteurs du sport, 227 - janvier 2021 - Maisons sport-santé : quel mélange de style !

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Que nous apprennent les lettres des sociologues ?
Une bonne part de l'activité des sociologues, comme de la plupart des universitaires, implique la rédaction de lettres et l'échange de correspondances avec de multiples interlocuteurs (collègues, étudiants, éditeurs...). Si aujourd'hui le courrier électronique s'est imposé dans nos pratiques épistolaires, réduisant fréquemment les lettres à des messages et laissant des traces souvent éphémères, un grand nombre de courriers manuscrits (lettres administratives, professionnelles et même parfois familiales) dorment encore dans les archives des sociologues d'hier. Découvrir et relire ces correspondances anciennes est souvent émouvant et captivant, mais comment les analyser ? Comment reconstituer leur contexte ? À quelles fins les mobiliser et pour quels usages ?
Écrits par des spécialistes de l'histoire de la sociologie, les textes rassemblés dans un ouvrage collectif récent montrent tout l'intérêt de ces documents épistolaires à travers différents usages : retracer des itinéraires de sociologues ou éclairer un moment biographique, reconstituer des réseaux d'échange intellectuel, apprécier l'influence d'une pensée, suivre l'élaboration d'une théorie, ou encore saisir la force d'un débat. Parfois les correspondances mettent à jour des stratégies professionnelles ou des engagements, ou permettent tout simplement de mieux comprendre un contexte social, scientifique ou politique.
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Vannier P. (dir.), 2020, La Sociologie en toutes lettres. L'Histoire de la discipline à travers les correspondances, Toulouse, PUM.
Un itinéraire ou un moment biographique
Certes, la notoriété du sociologue confère à sa correspondance une valeur indiscutable et suffit bien souvent à en justifier la publication, mais certains aspects de sa biographie peuvent encore rester dans l'ombre.
C'est le cas d'Émile Durkheim dont les lettres à son neveu Marcel Mauss permettent de mieux comprendre leur relation et leur collaboration scientifique. Etudiant son activité d'enseignant à l'Université de Bordeaux (1887-1902), Matthieu Béra offre une image inédite de Durkheim en habit professoral, posant devant l'objectif d'un photographe. Comme il reste peu de traces des cours qu'il donnait et de leur contenu, les quelques allusions faites dans sa correspondance sont d'autant plus précieuses.
Quant à ses étudiants (des agrégatifs, des élèves instituteurs, mais aussi un public non spécifique d'une trentaine d'auditeurs), Durkheim en évoque certains dans ses lettres, ce qui permet en croisant avec d'autres informations de reconstituer quelques-unes de leurs trajectoires. Pourtant ses lettres révèlent surtout combien il vivait cette activité enseignante comme une contrainte, prenant tout son temps (deux à trois jours de préparation par semaine pour un cours d'une heure) au détriment de la recherche. M. Béra réussit à montrer cette tension entre enseignement et recherche qui fait curieusement écho chez les universitaires d'aujourd'hui.
Un autre exemple est la période new-yorkaise de Georges Gurvitch durant la seconde guerre mondiale, lorsqu'il trouva refuge à la New School for Social Research, qui fut un des moments déterminants de sa vie, pourtant peu analysée. Suzie Guth a examiné dans les archives de la Fondation Rockefeller les lettres administratives et personnelles qu'il écrivait au cours de cette période pour dresser le portrait d'un sociologue en exil, suspendu à la décision de renouvellement d'une bourse pour pourvoir subvenir à ses besoins. Il était également en quête de reconnaissance et d'insertion universitaire, sans toutefois y parvenir malgré la mobilisation de son réseau universitaire (Roscoe Pound, Pitirim Sorokin, Alvin Johnson...) et une activité intense (cours et séminaires notamment à Harvard, direction de l'institut de sociologie à la New School, membre du comité de rédaction du Journal of Legal and Political Sociology, publication de quatre articles, etc.). Cette énergie sera toujours présente chez lui, une fois de retour en France en 1945, pour reconstruire sans relâche la sociologie.
Le périple américain autour des années 1947-1948 a été également un moment déterminant de la trajectoire de Michel Crozier. Sillonnant les routes en train, en bus ou en auto-stop, travaillant dans des usines comme ouvrier pour compléter sa bourse d'étude, menant des interviews auprès des responsables syndicaux (plus de 600), constituant ainsi un matériau qui nourrira son travail de thèse, il a cherché à décrypter le fonctionnement d'une société dont le système économique et social s'imposait pour une large part comme le plus avancé. Et c'est à ses parents qu'il adressait régulièrement ses premières observations et réflexions sur la situation politique aux États-Unis et en France, sur les conditions sociales et matérielles des américains (le mode de vie, la consommation, la violence, la pauvreté, le travail en usine...), mais aussi sur son sentiment de solitude et de liberté. Gwenaële Rot nous livre ainsi trois lettres inédites postées de Walla Walla (État de Washington) comme témoignages, sans filtre, désenchantés parfois, de cette période formatrice du futur sociologue des systèmes organisés.
Des postures et des débats sociologiques
L'ouvrage ne se limite pourtant pas à combler des biographies intellectuelles. Il analyse aussi des postures et des débats parfois fondateurs. Ainsi, la correspondance échangée entre Robert Merton et Thomas Kuhn, archivée à l'Université de Columbia, permet à Michel Dubois de réévaluer leur controverse scientifique qui a depuis pris la forme d'un mythe fondateur. Formés à l'Université d'Harvard (le premier dans les années 1930, le second dans les années 1940), ils ont marqué l'étude des sciences et des techniques Merton en établissant la sociologie des sciences comme une spécialité autonome, Kuhn en publiant en 1962 La Structure des révolutions scientifiques, devenu incontournable en histoire des sciences.
Si leur correspondance croisée (22 lettres échangées entre 1957 et 1987 et traitées par l'application d'analyse textuelle IRAMUTEQ) porte sur les contraintes académiques (les cours, les conférences, les publications...) et leurs travaux sociologiques (envois de textes en version provisoire ou publiée, commentaires critiques ...), curieusement, le terme de paradigme, cher à Kuhn, est quasi inexistant. Elle témoigne en outre davantage d'une proximité intellectuelle (comme la participation active de Kuhn à l'institutionnalisation de la sociologie des sciences) que d'une opposition qu'ils tentèrent d'ailleurs d'éteindre mais qui sera surtout conduite par leurs disciples au cours des années suivantes.
Dans le cas de René Lourau, promoteur de l'analyse institutionnelle, ce sont des lettres privées et inédites qui permettent à Antoine Savoye (son ancien étudiant puis collègue) de relier son parcours intellectuel et son engagement pédagogique dans un contexte pré et post mai 68. Enseignant en sociologie d'abord à Nanterre dès 1966, puis à Poitiers à partir de 1972, la pédagogie de R. Lourau, fondée sur l'autogestion non directive ou intégrale, et sa contre-sociologie, marquaient bien une rupture avec la sociologie académique. Sorte de franc-tireur de la sociologie, il appliqua sa contre-sociologie à Poitiers (assemblées générales, partage du pouvoir de gestion, repas collectifs, crèche sauvage créée par les étudiants...) dont il évoque les moments forts mais aussi les conséquences. Il fut en effet suspendu de ses fonctions en 1974 et rejoignit, l'année suivante, le centre universitaire expérimental de Vincennes.
Des pratiques et des stratégies épistolaires
Ces quelques exemples laissent entrevoir la variabilité des pratiques épistolaires des sociologues. On peut néanmoins interroger ces pratiques, aussi diverses soient-elles, en lien avec l'oeuvre produite.
Alexandre Gofman compare ainsi les pratiques épistolaires de Karl Marx et celles d'Émile Durkheim. Si la correspondance de Marx est plus importante que celle de Durkheim d'un point de vue quantitatif, elle se distingue d'abord par le style : les lettres de Marx sont empreintes de passion révolutionnaire, de combativité, mais aussi de colère, d'irritation et même de jurons, tandis que celles de Durkheim expriment la tristesse, l'angoisse, la mélancolie, la constante préoccupation.
Si le contenu est plus ordinaire chez Durkheim, renvoyant aux problèmes de la vie quotidienne, on trouve chez Marx des citations, des références historiques, philosophiques, scientifiques, littéraires et même artistiques. Ses lettres sont des prolongements de son oeuvre et sa correspondance a joué un rôle indéniable dans sa diffusion et sa réception : Engels n'hésitait pas à signer ses comptes rendus du Capital en plagiant des morceaux entiers de lettres que Marx lui avait adressées.
Rappelons que le marxisme repose autant sur les lettres de Marx (et parfois même sur ses brouillons de lettres) que sur ses manuscrits inachevés d'où les multiples interprétations parfois contradictoires. A contrario, la correspondance de Durkheim, qui certes avait l'avantage d'être intégré au milieu universitaire, n'a pas rempli la même fonction. La comparaison des pratiques épistolaires de ces deux intellectuels, aux parcours bien différents, inscrits dans deux époques distinctes, donne ainsi une clé de compréhension sur leurs oeuvres respectives.
Quant à la correspondance de Robert Merton, elle se présente comme un archétype : particulièrement abondante (près de 475 boîtes archivées à l'Université de Columbia) et étendue sur une période particulièrement longue (depuis la fin des années 1920 lorsqu'il était étudiant à Philadelphie jusqu'à son décès en 2003), elle a suivi l'évolution technologique, de la lettre manuscrite à la lettre numérique. Épistolier compulsif, selon l'expression d'Arnaud Saint-Martin qui analyse sa pratique à travers quatre fonctions (heuristique, de contrôle patrimonial, phatique et expressive-poétique), Robert Merton tapait et retapait ses lettres, comme ses articles ou ses textes de conférences, sur une machine à écrire, puis sur un ordinateur personnel, faisant l'apprentissage du traitement de texte et très vite celui du courrier électronique.
Ce travail de correspondance, véritable stratégie épistolaire, devenait chez lui une activité quasi scientifique qui lui permit d'étendre sa notoriété et d'exercer pendant cinq ou six décennies une influence à distance. La lettre numérique modifia toutefois sa pratique épistolaire : lui qui avait l'habitude de photocopier les lettres qu'il recevait et de les annoter avant de répondre ou de se livrer à des expérimentations stylistiques, condense alors son propos, adresse des messages plus brefs. Soucieux enfin de ne pas être oublié par l'histoire, il a trié, classé et archivé ses propres manuscrits, lettres et notes, laissant ainsi un patrimoine intellectuel et scientifique à la sociologie et un chantier de recherche pour les amateurs des lettres de sociologues.
Une ressource précieuse pour l'histoire de la sociologie
Si les lettres révèlent une partie de la biographie ou du travail du sociologue, elles en dissimulent néanmoins d'autres aspects. Elles doivent donc nécessairement être croisées et confrontées avec d'autres sources (des ouvrages, des comptes rendus et documents administratifs, des circulaires, des témoignages...) pour lever des incertitudes, relancer des interrogations et élucider un questionnement sociologique. Mais inversement, les correspondances apportent des éléments précieux permettant de vérifier, relativiser ou contrecarrer des informations issues de ces sources considérées a priori plus fiables. Elles participent ainsi à démythifier les sociologues et la discipline, en particulier lors de périodes qualifiées de fondatrices. La Sociologie en toutes lettres, en proposant une saisie intimiste du travail du sociologie, doit ainsi se lire comme une contribution à l'histoire de la discipline.
Illustration d'Adèle Huguet pour Mondes Sociaux : tous droits réservés Adèle Huguet. Pour découvrir ses dessins, https://adelehuguet.wordpress.com/
Crédits images en CC : Flaticon Good Ware, Smashicons, Freepik, Pixabay Open Clipart-Vectors
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Rester à la campagne, en partir ou y revenir
En s'intéressant à Ceux qui restent, Benoît Coquard éclaire la réalité des jeunes issus des milieux populaires dans les « campagnes en déclin » de l'est de la France. Il souligne les difficultés démographiques et migratoires de ces territoires par une enquête en immersion ; les analyses statistiques permettent d'en préciser l'ampleur et les caractéristiques.
Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin est le titre du livre de Benoît Coquard consacré aux jeunes adultes restés dans les campagnes de l'est de la France. Il est paru à l'automne 2019 aux éditions La Découverte (collection « L'Envers des faits »), quelques mois après le climax du mouvement des Gilets jaunes et l'attribution du prix Goncourt à Nicolas Mathieu (2018) pour son roman Leurs enfants après eux, qui évoque « une jeunesse qui doit trouver sa voie dans un monde (industriel) qui meurt », « quelque part dans l'Est ». Ce contexte politique et littéraire explique en partie l'écho médiatique [1] rencontré par cet ouvrage de vulgarisation scientifique, tiré d'une thèse de sociologie soutenue en novembre 2016. Mais les raisons sont bien plus nombreuses : la clarté du propos et le sens de la synthèse de l'auteur ; la qualité et l'antériorité du travail « d'enquête par immersion » (p. 13) ; la sous-exposition, la caricature, ou « un regard extérieur [...] un brin exotisant voire méprisant » (p. 10) qui est souvent porté sur les territoires ruraux étudiés...
L'ouvrage a déjà donné lieu à des comptes rendus universitaires. Olivier Masclet (2020) a, par exemple, souligné l'« éclairage neuf sur (les) entre-soi populaires, jeunes et masculins », dans la lignée des travaux de Nicolas Renahy (2005), qui, dans Les Gars du coin, a souligné les appartenances électives dans les milieux populaires ruraux, le capital d'autochtonie et le rôle des groupes d'amis. Kevin Diter (2020) a proposé une synthèse plus englobante de l'ouvrage, concluant sur la précision avec laquelle l'auteur dessine « les contours des modes de vie des gars du coin [...] et met en avant la légitimité et l'homogénéité des manières d'être et de penser populaires » dans les campagnes du Nord-Est. La présente recension vise d'autres objectifs. Il s'agit d'abord de souligner l'intérêt thématique et scientifique de l'ouvrage sur les dynamiques démographiques et migratoires des jeunes adultes dans les campagnes. Deuxième objectif : éclairer quelques constats de l'auteur à partir d'analyses statistiques exploratoires ; les données chiffrées sont en effet peu présentes dans le livre, alors même qu'elles peuvent permettre de contextualiser, de discuter, de renforcer les conclusions de l'enquête sociologique, revendiquée par Benoît Coquard comme inductive et la moins surplombante possible (p. 15). Dans cette perspective, la région Grand Est est choisie ici comme espace de référence pour les traitements statistiques (figure 1), puisqu'elle rassemble l'ensemble des 200 enquêtés rencontrés par B. Coquard, répartis dans plusieurs « cantons et départements » (p. 16). En ajoutant des points de comparaison sur les campagnes de la France métropolitaine, il s'agit enfin de situer les dynamiques du Grand Est dans les tendances nationales. Entre autres choses, l'ouvrage présente comme intérêt de réaffirmer la nécessaire prise en compte des différences régionales dans l'analyse des dynamiques rurales françaises. De ce point de vue, la mise en perspective nationale peut permettre d'évaluer certaines spécificités démographiques et mobilitaires des jeunes adultes qui vivent dans les « campagnes en déclin » de cette région.
Figure 1. Grille communale de densité en France métropolitaine et dans la région Grand EstAuteur : Pierre Pistre. Source : INSEE, grille communale de densité.
Enquête en terrain connu dans une des plus jeunes régions rurales françaises
Benoît Coquard a choisi d'enquêter dans sa région d'origine, essayant d'adopter une posture de « traducteur » (p. 13) et pouvant s'appuyer sur des « amis d'enfance » et des « compatibilités ou affinités d'habitus » avec ses enquêtés. Il justifie son étude par un manque de visibilité des « campagnes en déclin », par opposition aux « campagnes riches », attractives, des « littoraux touristiques », des « territoires viticoles » ou des « régions rurales qui bénéficient de l'influence des grandes villes » (p. 9). Autre motivation avancée par l'auteur, déconstruire « deux représentations opposées » des classes populaires de ces espaces ruraux qui ont remplacé une « représentation idéalisée des communautés villageoises de jadis » : pour les uns, plutôt à gauche, elle prend la forme d'un « récit misérabiliste du style de vie de prétendus "beaufs racistes" » ; pour les autres, plutôt à droite, celle d'« une ode à ladite "France oubliée", "périphérique", qui incarnerait [...] le "vrai peuple" à défendre » (p. 10).
Le poids des jeunes adultes dans les espaces peu et très peu denses [2] du Grand Est renforce aussi l'intérêt de l'étude. En effet, avec 14,6 % d'habitants de 15 à 29 ans au recensement de 2016, soit plus de 330 000 individus, les territoires ruraux de cette région comptent parmi les plus jeunes de la France métropolitaine (figure 2) uniquement dépassés en part de la population par les communes peu et très peu denses de l'Île-de-France (16,1 %), des Hauts-de-France (15,7 %) et de la Corse (15,2 %). L'explication est ici surtout démographique, en raison du surplus ancien de natalité au nord du territoire national, qui se conjugue avec une moindre espérance de vie.
Figure 2. Les jeunes adultes ruraux dans la région Grand Est et en France métropolitaine (2016)Lecture : les communes peu et très peu denses de la région Grand Est au sens de la grille communale de densité de l'INSEE comptaient 130 313 habitants âgés de 15 à 19 ans au recensement 2016, soit 5,7 % de leur population totale.
Source : INSEE, recensement de la population 2016 (données collectées entre 2014 et 2018 ; exploitation complémentaire, fichier MIGCOM en accès libre : www.insee.fr/fr/statistiques/4171543?sommaire=4171558).
Des départs dans la moyenne nationale mais de moindres retours ou nouvelles installations
En outre, le nombre et le poids des jeunes adultes dans les campagnes diffèrent fortement au cours des premières années de leur majorité. Dans la région Grand Est de manière équivalente aux tendances nationales , les effectifs des 20‑24 ans sont par exemple inférieurs de 28 % à ceux des 15‑19 ans (figure 2). Des comportements à risque (mortalité routière...) peuvent intervenir à la marge, mais l'explication est avant tout migratoire. En effet, ces catégories d'âge avec les plus de 75 ans sont les seules qui dans les campagnes françaises présentent un déficit significatif (plus de départs que d'arrivées), et le Grand Est en est un exemple (figure 3). Le schéma élémentaire des échanges migratoires des campagnes avec les autres espaces, pour les jeunes adultes de cette région, est le suivant : surtout des départs entre 15 et 19 ans, encore plus de départs et des arrivées qui ne les compensent pas entre 20 et 24 ans, et toujours beaucoup de départs mais davantage d'arrivées entre 25 et 29 ans. Sur cette base, les campagnes du Grand Est suivent grosso modo la tendance nationale mais une spécificité est intéressante à noter : si les pourcentages de départ sont équivalents à la dynamique nationale, la région d'enquête de Benoît Coquard se singularise par des parts d'arrivées bien moins importantes (par exemple, pour les 20‑24 ans : 9 % dans la région Grand Est versus 11 % en France métropolitaine). Ainsi, ceux qui restent y sont nombreux, surtout par des effets démographiques structurels (plus forte natalité et plus faible espérance de vie) ; ceux qui partent sont également nombreux mais à hauteur des proportions nationales, et selon un « tri scolaire » (p. 20) qui s'opère assurément de manière comparable dans les autres régions ; par contre, ceux qui reviennent dans leurs territoires d'origine sont bien moins nombreux. Si on ajoute à ces faibles retours le faible nombre de nouvelles installations de jeunes adultes originaires des villes de la région ou des autres régions, voici une spécificité territoriale de moindre attractivité qui tient aussi bien aux caractéristiques paysagères qu'au marché de l'emploi local.
Figure 3. Arrivées et départs dans les campagnes peu et très peu denses de la région Grand Est (2016)Lecture : au recensement 2016 (par rapport à la commune de résidence un an avant le recensement), les communes peu et très peu denses de la région Grand Est ont enregistré le départ de 10 404 individus de 15 à 19 ans, soit 8 % de cette catégorie d'âge. Parallèlement, elles ont enregistré l'arrivée de 3 609 individus de la même catégorie d'âge soit 2,8 % et donc un solde migratoire négatif de 6 795 individus pour les 15‑19 ans.
Source : INSEE, recensement de la population 2016 (données collectées entre 2014 et 2018 ; exploitation complémentaire, fichier MIGCOM en accès libre : www.insee.fr/fr/statistiques/4171543?sommaire=4171558).
Néanmoins, Benoît Coquard rend compte à juste titre de différentes expériences de migrations de départ puis de retour, certains de ses enquêtés étant revenus par la suite peu ou prou au lieu de départ, avec plus ou moins de réussite et de reconnaissance. Qu'il s'agisse de « l'eldorado suisse » (p. 113), dans une moindre mesure « du sud de la France » (p. 118), ou de « voies nationales » (militaires, pompiers de Paris) qui permettent à la fois la stabilité et l'honorabilité locale tout en multipliant les allers-retours avec la région d'origine , il souligne ainsi les « "ailleurs" possibles et impossibles » de ces jeunes adultes ruraux des classes populaires. En définitive, ils restent pour beaucoup sur place, mais selon des schémas de vie souvent moins simplistes que le « par défaut » et en intégrant dans leurs choix résidentiels des facteurs d'attachement au lieu, à la « bande de potes », à la « bonne réputation (locale) ».
Des départs féminins majoritaires, principalement vers les villes de la même région
Dans l'analyse des dynamiques migratoires, l'auteur insiste également sur la différence de sexe qui s'opère dans la poursuite des études hors du territoire rural d'origine ou pour quitter un marché du travail essentiellement « pourvu en emplois considérés comme masculins » (p. 20). En effet, Benoît Coquard avance que les jeunes femmes partent plus fréquemment, et les données du recensement le confirment (figure 4). Elles représentent environ 55 % des départs des communes peu et très peu denses de la région Grand Est. Cette proportion est équivalente à la tendance nationale pour les 15‑19 ans, mais sensiblement plus élevée pour les 20‑29 ans. Ainsi, la spécificité régionale paraît ici surtout correspondre à la faiblesse des emplois à dominante féminine sur place et à la nécessité de se déplacer pour trouver du travail.
Figure 4. Focus sur les départs des jeunes femmes des campagnes de la région Grand Est et de la France métropolitaine (2016)Lecture : au recensement 2016 (par rapport à la commune de résidence un an avant le recensement), 6 026 femmes de 15 à 19 ans, soit 54,5 % des départs de cette catégorie d'âge, ont quitté les communes peu et très peu denses de la région Grand Est pour, d'une part, des communes intermédiaires et denses de la même région (5 022) et, d'autre part, des communes d'autres régions (1 004).
Source : INSEE, recensement de la population 2016 (données collectées entre 2014 et 2018 ; exploitation complémentaire, fichier MIGCOM en accès libre : www.insee.fr/fr/statistiques/4171543?sommaire=4171558).
Deuxième constat et spécificité des migrations des jeunes femmes rurales au départ de la région Grand Est : elles sont beaucoup plus nombreuses que les hommes en volume et en proportion à rejoindre les villes de la même région. Si cette tendance est à nouveau équivalente à la dynamique nationale pour les 15‑19 ans, les jeunes femmes de 20 à 29 ans sont largement surreprésentées dans le Grand Est parmi ces migrations urbaines « de proximité ». Pour autant, elles ne sont pas absentes des migrations vers d'autres régions ; simplement, les proportions observées sont équivalentes à la France métropolitaine, autour de 50 % des départs.
Une enquête éclairante sur le mouvement des Gilets jaunes dans les territoires ruraux
Concluons cette « recension augmentée » en revenant aux raisons du large écho médiatique du livre de Benoît Coquard depuis l'automne 2019. Comme évoqué en introduction, la résonance du propos avec le mouvement des Gilets jaunes est aussi une explication importante. En effet, l'enquête immersive sur le long terme apporte des éléments de compréhension de ce mouvement assez neufs, telle l'importance des réseaux amicaux dans les débuts du mouvement sur les ronds-points des zones rurales et périurbaines. Mentionnons aussi le poids très fort des classes populaires, en premier lieu des « femmes employées et (des) hommes ouvriers », comme constaté par l'auteur dès le 17 novembre 2018 (Coquard 2018). Après une introduction claire sur le contexte et les objectifs de l'ouvrage, Ceux qui restent débute d'ailleurs par un décryptage du mouvement dans les terrains d'étude, sous le joli intitulé « La partie fluorescente de l'iceberg » (p. 25).
Certains germes du mouvement des Gilets jaunes transparaissent donc de l'enquête sociologique localisée de Benoît Coquard. De manière complémentaire, la statistique peut apporter quelques éclairages sur les causes de ce mouvement inédit en France et dans bon nombre de ses territoires ruraux. En contexte de crise économique et de renchérissement du prix des carburants, de précédentes analyses ont montré que les ménages des espaces peu denses ont eu tendance à réduire le nombre de kilomètres parcourus en voiture et, pour les actifs, à donner la priorité aux déplacements domicile travail (Hubert et al. 2016). L'étude de l'évolution des distances de ces mobilités essentielles pour les jeunes actifs renforce les constats précédents (figure 5). Dans la région Grand Est en particulier, la dépendance kilométrique à la voiture pour aller travailler est d'abord très liée à la densité des territoires de résidence ; par exemple, alors que plus de la moitié des jeunes adultes des communes denses travaillent dans la commune de leur domicile (cf. la médiane des déplacements, égale à 0 kilomètre [3]), la majorité de celles et ceux qui habitent dans les communes très peu denses doivent a minima parcourir 10 à 15 kilomètres (à vol d'oiseau). De plus, comment ne pas voir dans la forte croissance des distances domicile travail, au cours des années 2000, d'une proportion importante de ces jeunes ruraux (cf. médiane, quartile 3 ou décile 9) surtout des classes populaires, une raison légitime de se mobiliser ?
Figure 5. Distances à vol d'oiseau entre commune de résidence et commune de travail des jeunes actifs dans la région Grand EstLecture : au recensement 2016, environ la moitié des actifs occupés âgés de 15 à 19 ans qui résidaient dans les communes denses de la région Grand Est travaillaient dans leur commune de résidence (cf. médiane à 0). Ils étaient aussi 25 % à habiter à au moins 5,5 km à vol d'oiseau de leur commune de travail (cf. quartile 3), et pour 10 % d'entre eux la distance dépassait 24 km (cf. décile 9).
Source : INSEE, recensements de la population 2006, 2011 et 2016 (données collectées entre 2004 et 2018 ; exploitation complémentaire, fichier MOBPRO en accès libre par exemple, pour 2016 : www.insee.fr/fr/statistiques/4171531?sommaire=4171558).
Benoît Coquard ne cherche pas prioritairement à légitimer les modes de vie et les actions de ses enquêtés. Il cherche d'abord à « parler » (p. 1) d'eux avec précision, rigueur, honnêteté et compréhension : une posture d'analyse des populations rurales contemporaines plus que bienvenue, aussi bien dans la sphère scientifique que dans celle des médias.
Bibliographie
- Coquard, B. 2018. « Qui sont et que veulent les « gilets jaunes » ? Entretien avec Benoît Coquard », Contretemps, 23 novembre.
- Diter, K. 2020. « Benoît Coquard, Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin », Lectures, 6 juin. DOI : 10.4000/lectures.39690.
- Masclet, O. 2020. « Bandes de potes », La Vie des idées, 5 février.
- Mathieu, N. 2018. Les Enfants après eux, Arles : Actes Sud, 512 p.
- Hubert, J.‑P., Pistre, P. et Madre, J.‑L. 2016. « L'utilisation de l'automobile par les ménages dans les territoires peu denses : analyse croisée par les enquêtes sur la mobilité et le recensement de la population », Économie et Statistique, n° 483‑484‑485, p. 179‑203.
- Pistre, P. et Richard, F. 2018. « Seulement 5 ou 15 % de ruraux en France métropolitaine ? Les malentendus du zonage en aires urbaines », Géoconfluences, 27 avril.
- Renahy, N. 2005. Les Gars du coin. Enquête sur une jeunesse rurale, Paris : La Découverte, 284 p.
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Comment j'ai appris quelques langues « étrangères » le français (2/2)
Les langues peuvent parfois entrer, comme par effraction, dans la pratique sociologique. Leur apprentissage révèle en effet l'existence d'une sociologie diffractée qui traite, selon les pays où elle est pratiquée et enseignée, de domaines empiriques assez différenciés. La confrontation aux nuances linguistiques rappelle ainsi que les langues sont autant de réservoirs de sens dans lesquels il est possible de puiser des idées. Second volet du diptyque d'Howard Becker consacré à son apprentissage des langues « étrangères ».
L'article Comment j'ai appris quelques langues « étrangères » le français (2/2) est apparu en premier sur AOC media - Analyse Opinion Critique.
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Recherche et innovation : la lutte contre le réchauffement climatique gagnerait à impliquer davantage les femmes
Les femmes représentent aujourd'hui moins de 30 % d'une promotion d'ingénieurs ou de chercheurs en sciences dites dures. Shutterstock
En composant moins de 30 % d'une promotion d'ingénieurs ou de chercheurs en sciences dites dures, les femmes sont les grandes absentes des processus d'innovation technologique. Un déficit à combler qui peut toutefois apparaître comme une bonne nouvelle pour répondre au défi climatique, car elles peuvent permettre d'accélérer la recherche de solutions innovantes. Il existe donc une marge de manoeuvre.
C'est ce qui ressort de notre recherche sur les enjeux de l'innovation pour lutter contre le changement climatique qui vient de paraître dans la revue Technological Forecasting & Social Change. Notre analyse se fonde sur une étude systématique des 1 275 articles publiés depuis 1975 dans les revues classées dans la Harzing List (agrégat des différents classements de revues scientifiques en management dans le monde).
Des chercheuses très productives
Tout d'abord, la très bonne productivité des femmes qui embrassent ce métier a largement été mise en évidence : plus que son homologue masculin, la chercheuse se focaliserait sur la question de recherche qui l'anime. Même s'il est délicat de formuler une règle applicable à toutes les femmes, la littérature montre que la chercheuse choisit de travailler sur une question qui la motive véritablement, délaissant les questions qui pourraient être travaillées par opportunisme de carrière ou par curiosité secondaire.
Cette focalisation la conduit à être plus productive, à déposer plus de brevets et à publier plus de résultats. L'une des principales explications peut être trouvée dans les contraintes sociales vécues lors de leurs études de doctorat et qui pousseraient les femmes à se surpasser : longtemps, la gent féminine a été discriminée dans l'obtention de bourses d'études et dans l'obtention de leur premier poste.
Les contraintes sociales subies pendant leur doctorat poussent les femmes à se surpasser. PxHere, CC BY-SA
Aussi, dans un contexte où il est urgent de trouver des solutions technologiques alternatives à celles actuellement en vigueur pour lutter contre le changement climatique, la posture sociologique des chercheuses les conduit à être plus efficaces.
Cette efficacité apparaît d'autant plus notable lorsqu'il s'agit de transformer l'invention, consignée dans un brevet, en innovation. La littérature mentionne également que les femmes sont désireuses d'adopter les nouvelles technologies lorsqu'elles sont perçues comme ayant un impact social. Les chercheuses ont moins l'ambition de voir transformer leur invention en innovation que leurs homologues masculins, sauf si cette innovation peut aider les autres et remplir une finalité sociétale.
Les femmes adoptent plus d'innovations utiles
En revanche, cette capacité d'innovation est présente lorsque leur travail est respecté. A contrario, les femmes sont moins créatives et productives lorsque l'ambiance de travail est délétère.
Au regard de cette appétence sociale dont font preuve les femmes, nous posons l'hypothèse que plus de chercheuses motivées par la recherche de nouvelles technologies moins énergivores ou de substituts aux technologies existantes ne peuvent qu'être productives dans leur démarche.
Les femmes sembleraient donc utiles en amont du processus d'innovation pour lutter contre le changement climatique. Leur contribution semble également précieuse en aval du processus, lorsque l'innovation est lancée sur son marché et en passe d'être adoptée.
On sait que l'adoption d'une innovation reste plus une affaire de classe sociale que de genre. Pour autant, depuis les années 1990, on a montré que les femmes adoptent difficilement des innovations qu'elles jugent inutiles des innovations « gadgets » en quelque sorte.
Si le constat a été opéré sur le cas de l'adoption d'innovations en lien avec les technologies d'informations, nous posons l'hypothèse que plus de femmes dans le tri d'innovations peuvent permettre de faire le distinguo entre celles qui contribuent réellement à la lutte contre le changement climatique et celles qui sont superflues au-delà de leur apparente attractivité.
Une discrimination persistante
Toutes les qualités attribuées aux femmes ne sont pas intrinsèques à leur sexe mais sont le fruit de postures et de réactions face à des discriminations. Pour autant, aussi positives soient-elles, la littérature récente met en évidence des signes persistants de discriminations à l'égard des femmes, en particulier dans les processus d'innovation : à l'embauche à des postes de cherche, à la promotion à la tête de laboratoires de recherche...
Les chercheuses mères restent en outre réticentes à se déplacer dans les colloques de recherche les plus éloignés de leur lieu de vie, ce qui les met à l'écart des réseaux d'échange pourtant nécessaires pour générer de nouvelles opportunités de collaboration, de publication et surtout pour accéder à de nouveaux postes de chercheuses.
Les entraves que connaissent les chercheuses sont également connues des femmes qui participent dans les entreprises aux processus de création et d'innovation : leurs idées d'innovation restent rarement adoptées dans un processus d'idéation ; leurs promotions à des places de direction, où elles peuvent être à même de sélectionner les technologies utiles et d'exclure les innovations gadgets pour lutter efficacement contre le réchauffement climatique, apparaissent souvent compromises à cause du « plafond de verre ».
Aussi, l'hypothèse que nous posons est que la lutte contre les discriminations femmes/hommes dans le monde économique semble être un bon moyen pour accélérer l'efficacité d'un processus d'innovation technologique pour lutter contre le changement climatique.
Myriam Razgallah est membre de Université Gustave Eiffel_Paris et du laboratoire IRG (Institut de recherche en gestion)
Adnane Maalaoui, Andreas Kallmuenzer, Gaël Bertrand et Séverine Le Loarne-Lemaire ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.
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